Lignes d’erre entre Ritournelle-chaos et Ritournelle-cosmos

Lignes d’erre entre Ritournelle-chaos et Ritournelle-cosmos

Des milieux qui s’entrechoquent, des flux de vivant et de codes qui rentrent en contact l’un avec l’autre. Le code-feuille qui tombe de l’arbre soufflée par le code-vent. Elle ne fait que tomber par terre. Et puis un oiseau prend cette feuille et la retourne. La feuille, qui d’une direction à l’autre ne faisait que passer par là, devient marque. Ça commence à tenir, ça délimite, ça capte et ça réorganise, ça indique quelque chose1 : la feuille fait motif avec l’arbre et sa branche. Ils deviennent maison et début d’un chez soi. Comment est-ce que l’on marque son territoire ? Comment ça tient ensemble ? Au centre de cette question se trouve le problème de la consistance. Sur la consistance d’un agencement, Deleuze et Guattari écrivent dans « De la Ritournelle » (Milles Plateaux) que

« Au fur et à mesure qu’elles prennent consistances, Les matières d’expression constituent des sémiotiques ; mais les composantes sémiotiques ne sont pas séparables des composantes matérielles et sont singulièrement en prise au niveau moléculaire. »2 . On le voit déjà avec la feuille. L’oiseau en fait une expression d’un territoire. Mais la feuille est l’expression même de ce territoire. Elle ne change d’aucune manière et c’est l’acte de l’oiseau qui l’investit d’une signification, qui déplace la feuille vers un état expressif. Nouveau type de rapport entre la composant sémiotique et la composante matérielle, qui se recouvrent de plus en plus l’une l’autre devenant difficilement séparable. On marque avec ce que l’on a. Notre corps, des feuilles parterre, des morceaux d’histoire, des signes tombés dans l’oubli quelque part et qui soudainement resurgissent d’un autre trou, comme si de rien était, comme s’ils étaient là depuis toujours. Ce sont des ready-made. De la matière avec une fonction redirigée, déplacée, recalibrée pour exprimer quelque chose, redirection qui est déjà toujours présente dans le devenir-expressif de cette matière. « Fontaine » de Duchamp, archétype d’un recyclage cosmique prenant l’urine comme point de départ.

Nous voulons approfondir la question de la consistance d’un territoire à travers la possibilité de redirection qui se décèle dans la notion de ready-made, peu importe que celui-ci soit « humain » ou animal. Tout d’abord le thème du ready-made, son écho dans tout un mouvement artistique (et nous dirions son écho dans l’art en général si l’on accepte cette indiscernabilité entre composante sémiotique et matérielle proposée par Deleuze et Guattari) nous permet d’aborder le problème de ce recouvrement sémiotico-matériel depuis une perspective artistique. Celle-ci sera centrée sur l’oeuvre du groupe slovène Laibach et du collectif pluri-disciplinaire NSK. Cela met en lumière l’application possible du concept de « Ritournelle » dans le domaine artistique. Mais, crucialement, cela nous pose immédiatement face à un autre problème. L’indiscernabilité entre sémiotique et matériel, notamment dans la figure du ready-made, surtout pris dans sa définition large de fonction ou expression redirigée, pose tout de suite un danger majeur. Dans quel type de rapport l’acte territorialisant fera rentrer les différentes matières expressives ? Comment est-ce que ça tiendra ? A quelle type de Ritournelle aurons-nous à faire ? L’ambiguïté de l’oeuvre de Laibach, son utilisation de signes et de marques repris du nazisme, du communisme, du rock et l’histoire slovène nous permettra de marcher sur la fine ligne de la consistance. Celle-ci nous portera peut-être au Cosmos mais elle est toujours jonchée de trou noirs et d’abysses mortifères. Et alors la question devient : comment ne pas tomber ? Utiliser Laibach et NSK comme exemples permet de faire ressortir le drame de funambule qui toujours se loge dans l’art : entre cosmos et chaos, c’est toujours de la vie et de la mort qu’elle traite. Un miracle qui apparait d’un coup, devant lequel on s’étonne toujours que ça tienne tout seul.

Du rien, une croix noire3. « Ceci n’est pas Malevich »4. Ça se confond et s’entremêle – ça fait l’amour – avec la Balkenkreuz de l’armée Allemande. Des uniformes de l’armée yougoslave (surtout entre 1982-87), des habits traditionnels de chasse slovènes (entre 1987-92)5, qui rappellent les Chemises Brunes des Sturmabteilung et les uniformes d’Hugo Boss que les extasiés de la Schutzstaffel portaient avec un grand goût pour la mode et la panache mortiféro-disciplinaire. Déplacements et décodages. Explosion sonore tonitruante d’un mot allemand pour désigner la capitale Slovène et par là le groupe lui-même. Des posters ralliant symboles contrastants. Une figure noire semblant faucher du grain sur un fond rouge d’industrie lourde. Évocations en tension et alternance d’une tradition rurale et d’un présent industriel6. Autre cas visuel. Sur fond d’un aigle autrichien, dess[e]in d’une famille souriante, hétéro et sans-souci, comme tout ce qu’il y a de plus normal : père-mère-1-2-3-4-enfants. Ils sont tous blonds. Sympathy for the Devil7. Annoncement d’une terre lointaine pour un peuple à venir ? Qui sait ? Surement pas Laibach et ses groupes voisins, tous faisant partie du collectif multi-organisationnel et multidisciplinaire Neue Slowenische Kunst8 à qui ces gestes reviennent. Il ne fut jamais question pour Laibach d’annoncer ou d’exprimer quelque chose, même si ce quelque chose serait un rien, une « expression parfaite et non formée, une expression matérielle intense »9, au sens où l’on pourrait comprendre ce que disent Deleuze et Guattari sur Kafka et sa machine d’expression, déterritorialisant à coup de langage intensif10. Plutôt, NSK agit comme une machine d’interrogation11, qui s’adresse au spectateur sans jamais rien résoudre. Nous-y reviendrons. Sans rentrer trop en profondeur dans les détails historiques Slovènes, il nous faut néanmoins donner une esquisse des conditions dans lesquelles Laibach, et ensuite NSK, voit le jour. Cela nous permettra de donner plus d’épaisseur à leur raison d’être, pour que l’on puisse ensuite annoncer les lignes directrices qui guideront cet écrit.

Josip Broz Tito, dictateur de la République socialiste Yougoslave, meurt le 4 mai 198012. Durant tout le long du régime, Tito joue un jeu de funambules : sous une dictature ‘douce’, il préserve les intérêts du pays contre les affrontements, discursifs et non, des deux blocs idéologiques de la Guerre Froide et devient l’un des dirigeants à la tête du mouvement non-aligné13. On pourrait dire qu’il est une des marques expressives14 de la Yougoslavie, un territoire d’entre-deux, avec un multi-peuple qui nécessairement demande à être fabulé15 pour que ça converge vers un mono-peuple. La convergence est en partie rendue possible par cette marque expressive militaire et éclairée. Il le faut. Pour que la terre ne s’effondre pas sous les pieds, pour qu’elle ne tombe pas dans un trou. Pour que ça tienne, que ça fasse consistance. Après la mort de Tito, c’est une période curieuse qui s’ouvre. Période de tâtonnement, de trou noir justement. Ouverture vers l’Europe ? Prolongation de la dictature socialiste ? Quelle direction prendre depuis Belgrade ? Encore plus après Tito, la Slovénie, dans sa distance historique aux cultures slaves, avec son histoire d’un peuple mineur balloté dans les va-et-vient de la grande ritournelle historique européenne (Empire Austro-Hongrois, occupation Italienne, Allemande etc.), est investie d’un quelque chose d’improbable : son indépendance. Retournons en arrière. De toute façon le temps n’est linéaire que s’il est espace.

« Machen Sie mir dieses Land wieder Deutsch ! »16. Autre bribe et lambeau d’histoire : c’est ce que disait Hitler, lors de sa visite à Maribor en 1941. Les Windisch17 devaient être simplement remis sur la bonne voie. On peut tous apprendre à redevenir de bons allemands quand nous sommes un peu aryens. Il suffit de le vouloir. Au cas échéant, il suffit d’une occupation. Quoi de mieux que deux ou trois divisions de la Wehrmacht pour qu’une population perdue au vice d’être slave, aux vices des êtres slaves, se rappelle soudain ses racines germaniques ? Après la chute de Mussolini en 1943, l’Allemagne occupe le nord de la péninsule italienne, ainsi que la Slovénie qui était sous contrôle de l’Italie fasciste. Durant deux années d’occupation, Ljubljana devient Laibach. La Slovénie, qui en 1980 n’est pas encore tout à fait là, est donc un entre-deux dans l’entre-deux. Pas vraiment allemande. Pas vraiment slave. Pas encore Slovène. Un minoritaire dans le mineur. Le Windisch constitue une zone d’indiscernabilité, de fabulation possible. Une catégorie négative par défaut, qui désigne en quelque sorte ceux qui n’étaient pas Italiens, ni Hongrois, ni Allemands, ni Croates, ni Serbes18. Un possible traversé de vibrations et d’intensités variables. Intermodulations rythmées entre milieux et codes. Transcodage d’un milieu à un autre, de milieux sur des autres19 mais pas encore territoire à proprement parler. Comment arrêter toutes ces fluctuations, ces lignes et composantes directionnelles qui ne font que passer par là ? Comment les rendre dimensionnelles ? Quels actes permettront de faire territoire20 ? Cette zone indiscernable de possible se crée avec l’état socialiste et fédéral Yougoslave. Elle s’épuise21 de plus en plus au fur et à mesure que le corps-Slovénie se dissocie de la tête-Belgrade après la mort de Tito. L’acte-territoire c’est le Windisch qui se retrouve à parler la même langue qui après 1945 [re]devient Slovenski. La langue (pas le langage) c’est déjà toujours du ready-made si on le veut bien22. D’autres marques : c’est l’image pro-démocratique, c’est la ligne de fuite direction nord-ouest, pour se reterritorialiser vers de potentiels nouveaux agencements.

C’est dans ce croisement de fluxes historiques, économiques, politiques, culturels souvent contradictoires et dans cette identité nationale travaillée et façonnée par des circonstances externes que Laibach se forme à Trbovlje, en Slovénie, le 1er juin 198023. Dès ses débuts, le groupe assume une posture équivoque. Le nom Laibach lui-même évoque des mémoires noires liées à l’occupation Allemande de la capitale slovène durant la deuxième guerre mondiale. Mais Laibach c’est aussi le nom donné à la ville que l’on retrouve dans les premières sources datées que l’on retrouve du centre urbain durant le moyen-âge24. Ce mot – un agencement de deux phonèmes marquant le groupe, exprimant déjà de la sensation -- fait écho à une collection de moments épars dans les limbes du temps : il est déjà un natal. Il porte la marque d’un affect qui lui est propre : « toujours perdu, ou retrouvé » il tend vers « la patrie inconnue ». C’est ce qui précède l’acte territorialisant, il concerne «[…] les matières d’expressions même […] le geste qui les érige, ou qui les constitue par lui-même »25.

En 1984, le groupe fonde le collectif NSK, avec IRWIN (art visuel) et Scipion Nasice Sisters (théâtre). Celui-ci sera ensuite peuplé par d’autres activités, comme celles de Novi Kolektivizem (design) et Department of Pure and Applied Philosophy (théorie)26. Ce qu’ils ont tous en commun, c’est une volonté de travailler à l’intérieur de cette ambiguïté constitutive du rapport identitaire entre Slovénie et les marques expressives de son territoire. Nous pouvons maintenant poser notre fil conducteur explorant la notion de consistance. Ce sera une « ligne d’erre » comme celle tracée par les observations de Deligny dans Ce gamin-là. Elle nous portera tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt vers le bas, dans le chaos et dans la mort, tantôt vers le haut, dans le cosmos dont les portes nous avons déjà entrevues par la marque germanico-natale [ˈlaɪbax]27. Quelle ligne fine et dangereuse celle de la consistance. Nous nous proposons de voir comment la méthode d’expression artistique propre à Laibach et NSK fonctionne dans l’agencement « guerre froide ». 1980. Machine yougoslave, machine despotique de discipline mais qui bouge déjà vers une machine plus subtile, de contrôle. Quels sont les gestes qui érigent ce monument slovéne-rétrokitsch-nazikunst-disco ? Pourquoi et comment est-ce que ça tient ? Avec le concept de Ritournelle élaboré par Deleuze et Guattari28, nous tenterons d’expliquer en quoi le modus operandi et les oeuvres des groupes actifs au sein de la NSK peuvent être vus comme des Ritournelles Cosmiques avec une « fonction catalytique » qui augmente « la vitesse des échanges et réactions dans ce qui l’entoure » et qui assure « des interactions indirectes entre éléments dénués d’affinité dite naturelle, et former par là des masses organisées. »29. Ce facteur catalytique semble être essentiel pour que le monument-Laibach tienne ensemble, pour qu’il fasse consistance.

Selon D&G, le capitalisme serait l’horizon-limite de « toute société »30, une force déterritorialisante déjà à l’oeuvre dans les conditions précédant l’avènement capitaliste. Force inéluctable de décodage de fluxes et de systèmes qui est tant bien que mal encadrée par les métabolismes sociaux passés. Prenons un exemple parlant, la dette et les intérêts. Nous soutenons que c’est une partie inhérente de la création de Capital. La dette, ça crée de l’argent. Suffit-t-il de savoir qu’au moyen-âge ces activités étaient interdites aux catholiques, sous peine d’excommunication. On essaye de colmater tant bien que mal cette ligne de fuite, ce décodage en puissance. L’accumulation et la génération de capital par dette est limitée, restreinte car on y entrevoit déjà une force capable de perturber, de déplacer et de subvertir la machine féodale de l’époque et ses conditions d’existence (ce qui est effectivement arrivé avec l’émergence de la bourgeoisie à la fin du moyen-âge). Et c’est pour cela qu’il faut entraver ce décodage possible, qui risque de fuir dans tous les sens. L’usurier devient alors nécessairement juif, une figure qui est déjà en ligne de fuite, à la périphérie du corpus social. Les juifs : peuple minoritaire, peuple qui a déjà tué Jésus. Peuple en dehors de tout colmatage possible. Et alors pourquoi ne pas leurs attribuer une autre faute si grande, un autre péché si capital que la chrématistique ? Et quel étonnement qu’au 20ième siècle encore, cette « faute » de 2000 ans leur était reprochée. On le voit au cours de la deuxième guerre mondiale, notamment dans la séparation entre juifs convertis, donc repentis, et les autres, inéluctables pécheurs. En outre, la figure caricaturée du juif dans l’Allemagne nazie, nous pourrions dire qu’elle est aussi une ritournelle catalytique qui assure des échanges entre des éléments sans affinité. Le juif riche et urbain, en même temps sale, gris et barbu. Le juif cosmopolite et banquier qui se fait passer pour un vrai aryen et qui en même temps a le nez crochu et la kippa. Début d’une ritournelle de mort. C’est ici aussi une autre tentative de colmater les lignes de fuites du Capital. La société, ça fuit de partout31 et surtout en Europe après la première guerre mondiale. Le nazisme fut un acte mortifère et territorialisant, parmi d’autres. Saturation de l’espace politico-discursif moyennant une orgie de symboles qui agit par surcodage. Un petit homme qui fait couler un flot de merde enragée sur son micro : qu’est-ce que ça fait bander. C’est ça qui fait territoire. Qui ne lui aurait pas cru dans cette confusion d’une Allemagne de Weimar déroutée, qui ne lui aurait pas cru quand son geste figurait une possibilité de colmater tout ça. Et, pour nous, qu’est-ce que ça fait honte d’être souillés sans être coupables. C’est sur cet élément de surcodage que joue toute la pratique artistique de NSK. C’est par cette logique du recyclage que la matière est redirigée, tirée dans de nouveaux agencements, pour exprimer en décalage, pour exprimer en surcodage.

Dans son entretien avec Toni Negri, Deleuze explicite le concept de machine de guerre. Elle serait une « une certaine manière d’occuper, de remplir l’espace-temps, ou d’inventer de nouveaux espace-temps »32. Nous proposons que NSK fonctionne en tant que machine de guerre par surcodage. Nous renvoyons par exemple au poster Sympathy for the Devil décrit tout au début du texte. Dans les conditions d’un totalitarisme latent et souriant tel qu’il était présent dans la Yougoslavie des années 80, ce modus operandi est particulièrement efficace. NSK ont une manière qui leur est propre de faire machine. Dans un territoire qui fonctionne encore essentiellement par surcodage et saturation de l’espace par des symboles (que ce soit la Yougoslavie ou l’espace de la guerre froide), NSK décode la machine totalitaire en faisant surcodage. On peut ici reprendre la citation de Groucho Marx, en la changeant un tout petit peu : « They may talk like fascists and look like fascists but don’t let that fool you. They really are fascists ». C’est en étant plus surcodé que le surcodage en question que NSK rends visibile ce qui est toujours déjà à l’oeuvre dans le discours idéologique totalitaire, une absence de sens, une absence d’expression qui se constitue à travers un surcodage obsessif de toute ligne de fuite. Mais en surcodant encore plus, NSK passe la dimension fictive d’un possible sens transparent pour rentrer dans celle de la sensation. Ces symboles retravaillés par l’intérieur deviennent de purs blocs de sensation. Explosion dans tous les sens, explosion de tout sens univoque, la consistance se fait par déterritorialisation totale. Lignes de fuite partout. C’est précisément grâce à cette interpellation décalée et contradictoire du sujet percevant, interpellation qui fuit dans tous les sens, que le territoire ne tient plus et se déterritorialise en molécules cosmiques. Plus de colmatage possible. Cette violence sonore, vestimentaire, visuelle force le sujet percevant à se positionner par rapport au geste artistique perçu. C’est une machine d’interrogation précisément par la subjectivation qu’elle oblige.

Soulignons-le : dans un système autoritaire qui cherche de plus en plus à obscurcir son surcodage, c’est-à-dire ses contrepoints de pouvoir en relief dans un paysage mélodique33 totalitaire, le geste de NSK permet une « relocalisation du pouvoir, qui démasque les points focaux auxquels le pouvoir est plus intensément et plus silencieusement présent »34. Ce n’est pas du tout du comme-si. Ce n’est pas du tout une métaphore. Laibach/NSK sont bel et bien fascistes, mais ils sont différemment fascistes. Il sont en surplus-fasciste, en devenir-intense fasciste. Mais c’est par là même que ces lambeaux honteux qui marquent la subjectivation slovène peuvent être conjurés.

La question des Lager nazis peut nous éclairer sur une autre caractéristique du groupe. Un officier de la Gestapo disait « sie waren nicht gegründet, sie waren eines Tages da »35 en désignant le statut d’exception qui concernait la position des Camps de concentration dans la législation nazie. Selon Agamben, ce statut d’exception était aussi un fait de l’Allemagne de l’entre-guerre. Sous couverture de la Schutzhaft, le gouvernement utilisa souvent l’état d’exception pour interner les dissidents communistes [p. 178]. Il permettait au Président de suspendre les droits fondamentaux concernant les libertés personnelles. L’application prévoyait néanmoins toujours un début et une fin de cette exception et c’est précisément cela qui change avec l’ascension au pouvoir du régime Nazi [p. 179]. L’état d’exception proclamé par le Verordnung zum Schutz von Volk und Staat ne prévoit aucune fin. La proclamation ne contient même plus la mention d’état d’exception (Ausnahmezustand) [p. 179]. Elle ne désigne plus donc un danger externe qui justifierait son implémentation. Celle-ci « tends à se confondre avec la norme même » [p. 179, ma traduction]. Le Lager est donc l’espace qui, à partir de 1933, s’ouvre quand le Ausnahmezustand devient la règle [p. 180-181]. De ce fait, la quaestio iuris n’est plus discernable de la quaestio facti. Le camps est un « hybride de droit et de fait, dans lequel les deux termes deviennent indiscernables » : toute question sur la légalité ou non de leur statut devient vide de sens [p. 182]. Le juge ne se guide plus selon une norme (quid juris ?) ou selon un fait (quid facti ?) mais selon leur agencement avec le Führer. C’est une zone dans laquelle la distinction entre vie et politique n’est plus valable [p. 184]. Ce qu’il faut cerner ici, c’est que l’état d’exception dans un système juridique ordinaire prévoit lui-même sa fin. Il ne peut être que d’exception que si, justement, il est exceptionnel.

Absence de fin signifie donc que l’exception n’est plus contenue comme au-dehors d’une structure juridique : il n’y a plus de structure (forme) à partir de laquelle le camps (substance) peut être en dehors. Le Lager, et c’est très important pour comprendre comment le Chaos est toujours à un pas du Cosmos, tient tout seul. Il est en auto-consistance, se conservant en soi, et par soi38, sans que soit nécessaire une légitimité juridique à le valider. C’est précisément la même situation que l’oeuvre d’art. Dans les deux cas, « la chose est dès le début indépendante de son modèle […] »39. Miracle d’apparition : nous renvoyons à la citation du petit officier de la Gestapo. Zone grise, zone indiscernable en dehors de tout. Zone qui libère la vie dans son élan le plus cosmique ou qui cannibalise toute trace d’élan vital, qui rends la vie impossible. Zone dans laquelle rentre le Bartleby de Melville et son « I would prefer not to »40. C’est là que tout (et donc rien) se joue. Continuons à faire du monstre, car le Cosmos est toujours très, trop près de la mort : cette zone renvoie au chevauchement que nous voyons dans la ritournelle-NSK, entre sémiotique et matériel41. La matière d’expression qui s’auto-constitue et tient, qui se conserve en soi et par soi : c’est le « matériau qui passe dans la sensation »42. Nous voulons avancer par un dernier exemple que c’est exactement dans ce chevauchement, quand la distinction entre vie (ou trop plein de vie ?) et politique n’est plus valable que la ritournelle devient ou Cosmique, ou de Mort. Peut-être les deux. C’est dans cette zone, que la ligne entre Chaos et Cosmos se fait de plus en plus fine. En décembre 1982, juste deux ans après la formation du groupe Laibach, le lead-singer Tomaž Hostnik se suicide43 en se pendant à un Kozolec44, une structure typiquement slovène pour sécher le foin. Avec son corps et son visage bleu-gonflé, Hostnik évoque tout son élan vital à la création d’une marque d’expression par ready-made. Il redirige tout son corps, le fait devenir matière d’expression dans son entièreté. Plus de distinction possible entre matériau et sémiotique : on fait toujours avec ce qu’on a sous la main. C’est comme Mussolini qui pends la tête à l’envers en avril 1945 à Piazzale Loreto, à Milan, sa tête boursouflée de coup et recouverte de crachats. Les ready-made, quelquefois c’est volontaire, parfois non, mais ça exprime toujours quelque chose.

En revenant au nom Laibach, nous pouvons aussi mieux cerner la différence entre histoire et devenir-révolutionnaire qui imprègne toute l’oeuvre de NSK. Nous avançons que c’est dans cette différence que se loge l’écart entre Chaos et Cosmos. En opérant par une logique de retrocitation45, la machine de guerre NSK permet la création d’un espace-temps par surcodage de l’espace sémiotique. C’est un monument au sens où l’entendent D&G dans « Qu’est-ce que la philosophie ? ». Le monument présentifie ces lambeaux traumatiques d’histoire qui marquent l’identité Slovène et trans-slave. C’est bien pour cela que cette pratique peut être considérée comme Ritournelle-crystal à activité catalytique. Il faut donc insister sur cette action de présentification du monument, qui est tout de suite une accélération d’échanges. Ce n’est pas du tout un acte de mémoire ni de parodie. C’est une fabulation46. Par cette interpellation du sujet, NSK fait appel à et crée un peuple qui manque47. Si l’histoire désigne les conditions dont on se détourne pour devenir et créer quelque chose de nouveau, c’est seulement à travers ces monuments auto-consistants que nous pourrons peut-être « conjurer la honte ou répondre à l’intolérable »48. Mais la consistance risque toujours de créer un monstre qui tient tout seul. C’est dans ce recouvrement auto-consistant du sémiotique et du matériel que cohabitent les forces cosmiques infinies et les forces de la mort, des morts. Les invaincus car morts en vain, qui jamais n’ont pu être en devenir-révolutionnaire, ou même en devenir rien du tout. Des humains devenus objets, dont la dimensionalité leur fut refusée. Redevenus directionnels, ils ne faisaient que passer par-là. Par Auschwitz, par Buchenwald, par Dachau. Mais ce sont des fantômes indestructibles, ils perdurent dans leur possibilité expressive. A nous de présentifier ces lambeaux dans un devenir-révolutionnaire, à nous de conjurer en pourparler. NSK, sans jamais rien dire, nous lance pourtant un appel clair et fort. C’est dans le flot de merde et de pisse sémiotico-matériel qu’il faut se baigner pour que l’on puisse saisir la chance de funambuler – sur ce fil dangereux qui se tend entre ritournelles mortifères, trous noirs et chaos – jusqu’au devenir schizo, cosmique et moléculaire qui nous est tant vital, pour que l’on redonne toute sa nécessité à la contingence d’un devenir-révolutionnaire. Possible traversée du mur relatif du Capital, vers un devenir-intense dans l’espace vectoriel abstrait de l’art et de la philosophie Cosmique. Alors baignons-nous et conjurons la honte.

Notes

1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », p. 381-433 dans Milles Plateaux, Paris, Les Éditions Minuit, 1980, p.406

2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle » op.cit p. 412.

3 « Laibach – First Poster | », consulté le 29 Décembre 2022, http://www.laibachkunst.org/artwork/laibachs-first-poster-1980/.

4 « Ceci n’est Pas Malevich - Poster », Laibach WTC, consulté le 29 décembre 2022, https://wtc.laibach.org/products/ceci-nest-pas-malevich-poster.

5 Tajda Hlačar, « Laibach, Anti-Fashion and Subversion: Over-Identification and Universality of a Uniform », Textile & Leather Review 3, n° 2 (16 June 2020), p. 78-91, https://doi.org/10.31881/TLR.2019.32

6 Irwin [organisation membre de la Neue Slowenische Kunst fondée par LAIBACH], Red Districts Sower, 1989 dans Alexei Monroe, Interrogation Machine, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 74.

7 Laibach, Sympathy for the Devil, 1988, dans Alexei Monroe, Interrogation Machine, op. cit., p. 70.

8 NSK à partir de maintenant.

9 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Qu’est-ce Qu’une Littérature Mineure ? » p. 29-50 dans Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions Minuits, 1975, p. 35.

10 Ibid. p. 35.

11 Alexei Monroe, Interrogation Machine, op. cit., p. 10.

12 « Josip Broz Tito - Wikipedia », consulté le 29 décembre 2022, https://it.wikipedia.org/wiki/Josip_Broz_Tito.

13 Ivana Ancic, « Belgrade, the 1961 Non-Aligned Conference » dans Global South Studies: A Collective Publication with The Global South , consulté le 29 décembre 2022, https://globalsouthstudies.as.virginia.edu/key-moments/belgrade-1961-non-aligned-conference.

14 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op.cit, p. 386-7.

15 « Politiquement, fabuler signifie faire appel a, et « créer ce peuple qui manque » », Jérémie Valentin et Canadian Society for Continental Philosophy, « La fabulation chez Gilles Deleuze ou la force du rien politique », Symposium, 10, no 1 (2006), p. 305-325, https://doi.org/10.5840/symposium200610119.

16 « April 26 in Slovenian History: Adolf Hitler Visits Maribor », consulté le 30 décembre 2022, https://www.total-slovenia-news.com/lifestyle/1129-today-s-date-in-slovenian-history-adolf-hitler-visits-maribor.

17 L’adjectif allemand Windisch désigne en général les populations Slaves (et en particulier celle Slovène) qui habitent au limites de territoires germanophones et aux langues qu’elles parlent.

18 Alexei Monroe, Interrogation Machine, op. cit., p. 18

19 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle » op. cit., p. 384

20 Ibid. p. 386

21 Jérémie Valentin et Canadian Society for Continental Philosophy, « La fabulation chez Gilles Deleuze ou la force du rien politique », op. cit., p. 312

22 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op. cit., p. 389

23 « Laibach - Laibach Timeline », Laibach (blog), consulté le 29 décembre 2022, https://www.laibach.org/timeline/.

24 « Ljubljana in the Middle Ages », consulté le 30 décembre 2022, https://www.ljubljana.si/en/about-ljubljana/history-of-ljubljana/ljubljana-in-the-middle-ages/.

25 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op. cit., p. 409.

26 « Neue Slowenische Kunst », NSK - From Kapital to Capital | Neue Slowenische Kunst Exhibition (blog), consulté le 30 décembre 2022, http://nsk.mg-lj.si/nsk/.

27 Écriture phonétique.

28 Désormais D&G.

9 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op. cit., p. 430.

30 Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’anti-OEdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972/73, p. 292.

31 « Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri », Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri, Le silence qui parle, consulté le 30 décembre 2022, http://lesilencequiparle.unblog.fr/2009/03/07/controle-et-devenir-gilles-deleuze-entretien-avec-toni-negri/

32 Troisième réponse de Deleuze, « Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri », op. cit.

33 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op. cit., p. 391.

34 Alexei Monroe, Interrogation Machine, op. cit., p. 76 [ma traduction].

35 Klaus Drobisch et Günther Wieland, System der NS-Konzentrationslager 1933–1939, Berlin, De Gruyter Verlag, p. 30, tiré de Giorgio Agamben, Homo Sacer, il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, 1995, p. 181. Pour le prochain paragraphe, nous nous référons continuellement à l’oeuvre de Agamben. Nous marquons donc les pages ainsi [p. X].

36 image non disponible dans le texte ici présent.

37 image non disponible dans le texte ici présent.

38 Comme d’ailleurs le corps du Christ « Par, avec, en » : Per ipsum, et cum ipso, et in ipso. Justement ici aussi le rapport de forme-substance n’est plus valable. Ce n’est pas comme le corps du Christ. C’est le corps du Christ.

39 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Percept, Affect et Concept », p. 195-240, dans Qu’est-ce que la Philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 195.

40 Giorgio Agamben, « Bartleby o la contingenza », p. 42-85, dans Bartleby. La formula della creazione. Macerata, Quodlibet, 1993.

41 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », op. cit., p. 415.

42 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Percept, Affect et Concept », op. cit. p. 234.

43 « Laibach - Biography », Laibach (blog), consulté le 30 décembre 2022, https://www.laibach.org/bio/.

44 « Kozolec », Wikipédia https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Kozolec&oldid=133777124.

45 Alexei Monroe, Interrogation Machine, op. cit., p. 62.

46 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Percept, Affect et Concept », op. cit, p. 201. On notera que l’album live de Laibach enregistré au Tate Modern (Londres) en 2012 est publié sous le nom de Monumental Retro-Avant-Garde. Le titre nous semble capturer le « faire-monument » par rétrocitation et présentification typique de Laibach et NSK.

47 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Edition de Minuit, 1990, p. 93 ( ?), tiré de Jérémie Valentin et Canadian Society for Continental Philosophy, op. cit., p. 313.

48 « Contrôle et devenir / Gilles Deleuze, entretien avec Toni Negri », op. cit.

Bibliographie – Livres, Articles, Revues, PDF (avec doi)

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• Charles Ramond. « Deleuze : schizophrénie, capitalisme et mondialisation ». Cités 41, no 1, 2010, p. 99-113, https://doi.org/10.3917/cite.041.0099

• Gilles Deleuze et Félix Guattari « Sauvages, Barbares, Civilisés », p. 163-324, L’anti-OEdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972/73

• Gilles Deleuze et Félix Guattari, « De la Ritournelle », p381-433 dans Milles Plateaux, Paris, Les Éditions Minuit, 1980

• Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Percept, Affect et Concept », p. 195-240 dans Qu’est-ce que la Philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991

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